LE QUIMPĒROIS ANTOINE LE BIHAN DĒCRASSE À TOURS
LES VITRAUX DE LA SAINTE-CHAPELLE
texte Hervé Bellec août 2012
Le vieux portail ne paie pas de mine. Il est pourtant défendu par trois serrures à décourager le plus hardi des cambrioleurs. On est dans le vieux Tours, rue de La Bourde, une petite rue discrète à souhait. Seule la boîte aux lettres nous signale qu'ici se trouve l'atelier Debitus. À l'intérieur, et bien que sur l'écran d'un ordinateur défilent inlassablement des photos d'églises et de vitraux, l'atmosphère n'a rien de religieuse. On entend les derniers glouglous de la machine à café et à travers les enceintes la guitare d'un vieux bluesman. L'ambiance est studieuse, presque sereine. De temps en temps un sifflotement, un soupir, parfois un juron étouffé. Nul ne se douterait que c'est ici que la Sainte-Chapelle se refait une beauté. On est dans un salon de toilettage. Trois blouses qui se souviennent d'avoir été blanches s'agitent en silence autour de hautes tables éclairées au néon. Aux commandes, Laurence Cuzange, diplômée d'un Master en Conservation-Restauration des Biens Culturels à Paris I Panthéon-Sorbonne, installée ici depuis 1999. À ses côtés, Emma, la stagiaire qui rêvait d'être souffleuse de verre pour créer des flacons de parfum et dérouta son cursus vers le vitrail. Et puis Antoine Le Bihan, le Quimpérois bien connu de nos vieilles chapelles bretonnes. Les vitraux, il est tombé dedans tout petit. Une longue histoire de famille. La restauration des vitraux de la Cathédrale de Quimper, c'est lui et son père, ceux de La Martyre, près de Landerneau, c'est lui-aussi, ceux de Kernascléden, il en est le créateur. Alors bien sûr, difficile de dire non quand on lui propose de travailler sur le Saint des Saints.
C'est actuellement l'un des plus ambitieux chantiers de Paris. Un projet de 10 millions d'euros financé pour moitié par l'entreprise Velux, ce qui n'est bien sûr pas une coïncidence. Construite sous l'impulsion de Louis IX pour abriter les reliques de la Passion dont la fameuse couronne d'épines, la Sainte-Chapelle est un écrin de lumière. Quiconque a eu la chance de la visiter au petit matin alors que le soleil lance ses premiers dards à travers les fenêtres en a reçu un choc inoubliable. 750 m2 de surface vitrée, 15 verrières et pas moins de 1113 panneaux dont les 2/3 sont d'origine, c'est à dire réalisés entre 1242 et 1248 selon un programme iconographique unique. Mais la Sainte-Chapelle a connu dans les siècles suivants les outrages du temps, les intempéries, les assauts des Révolutionnaires et pire, la dispersion ici et là de quelques vitraux, aujourd'hui exposés dans des musées à travers le monde. Il faudra attendre la mobilisation d'un Victor Hugo pour que soit redécouvert cet édifice transformé un temps en dépôt des archives du Palais de Justice voisin. Le roi Louis-Philippe ordonne une première grande restauration qui va durer de 1848 à 1855. Ainsi beaucoup de panneaux datent de cette époque. Dans les décennies qui suivent, Paris grandit, se transforme, s'industrialise et rejète dans l'air des tonnes de poussières de souffre, de suie et de sueur. Arrivent les voitures et leurs gaz d'échappement, se pressent en masse les touristes venus visiter les lieux (800.000 par an). Les micro-particules s'ajoutent au micro-particules et sur les vitraux se forme au fil du temps une croûte peu ragoûtante qui finit par les rendre opaques et difficilement lisibles.
Voilà la tâche confiée pour partie à l'atelier Debitus. L'équipe s'est attaquée à une centaine de panneaux correspondant à la quatrième fenêtre nord. Antoine le constate : «Rien à voir avec la problématique que je rencontre d'habitude en Bretagne où les vitraux sont attaqués par le sel marin, l'humidité et les lichens. Ici, il s'agit de pollution urbaine. La crasse n'est pas la même.» La crasse, le mot est lancé. Au minimum, trois phases successives de nettoyage sur chaque face. D'abord en appliquant sur le vitrail pendant toute une nuit un lit d'argile qui va ramollir la croûte. Puis une application de pulpe de papier qui l'absorbe, en partie seulement, parce que le travail va maintenant se poursuivre à l'huile de coude, tout en douceur. Le scalpel, la brosse-à-dents, le coton-tige, le microscope, l'ongle de l'index sont les seuls outils de leur passion. Ils travaillent dans l'infiniment petit, ils avancent millimètre après millimètre, conscients de l'extrême fragilité de l'œuvre. Un travail fastidieux, long, répétitif. «C'est vrai que parfois, on en a un peu marre de bosser dans la boue !» avoue Laurence. Aujourd'hui, trois vitraux ont été ainsi nettoyés - deux demi-mandorles et une tête trilobée de lancette - ce qui représente environ un mètre-carré pour deux personnes au bout d'une longue journée de travail.
Et sous la crasse apparaît la grâce. Une histoire se révèle et s'illumine. D'émotion, les mains tremblent en effleurant ce panneau vieux de 770 ans, l'une des 1113 pièces du puzzle, où un groupe d'hommes se fait sans pitié occire à coups d'épée par deux soldats vêtus comme au temps des Croisades. Des rouges, des ors, des verts. Obligé de se replonger dans les Saintes Écritures pour retrouver cet épisode sanglant de la conquête de la Palestine : Josué dit : « dégagez l'entrée de la grotte, faites sortir vers moi ces cinq rois ». Ils agirent ainsi et, de la grotte, ils firent sortir ces cinq rois[...] Après quoi Josué les frappa et les mit à mort.» (Josué X, 22-23). « Oui, bien sûr, c'est pas très cool ! sourit Antoine, mais on n'est pas là pour réécrire la Bible. »
La repose des panneaux est prévue pour octobre 2013. Il faudra remonter sur des échafaudages élevés à quinze mètres de haut. Une question soudain me taraude : pourquoi diable s'esbigner à fignoler ainsi ces vitraux alors que placés à une telle hauteur, il est impossible pour le commun des mortels de distinguer à l'œil nu tel ou tel détail, de remarquer si la robe de Josué vire dans les tons verts plutôt que bleus. Pensif, Antoine abandonne sa brosse-à-dents et rajuste ses lunettes avant de me répondre en deux phrases : «La beauté donne de la puissance même si ça ne se voit pas. Et la Sainte-Chapelle, c'est avant tout la puissance de la lumière.» C'est dit.
Dix-neuf heures, fin de la journée. Trois vitraux propres comme des sous neufs s'en vont rejoindre la chambre coffre-fort en attendant l'heure de resplendir à nouveau.
Hervé Bellec